"L'attente valait le coup, et la collaboration une vraie réussite. Isabelle Doyen roule sa tubéreuse dans la terre grasse et l'herbe écrasée, avec un galbanum racineux aux intonations de petit pois, pour la farder ensuite d'iris beurré et de violette verte, esquissant les contours épais, mais précis d'un chypre vert vintage. Addictif, oui, mais surtout captivant". Par Jeanne Doré.
Quelle claque !
Par Olivier David.
Naomi Goodsir a réussi à construire une vraie identité olfactive avec Cuir Velours, Or du Sérail, Bois d’Ascèse, Iris Cendré... c’est dire si l’annonce il y a quelques années de la préparation de cette Nuit de Bakélite avait créé une attente énorme chez les passionnés qui fatiguaient un peu devant le sempiternel "coming soon" du site de la marque ! On avait fini par se faire une raison, et classer ça dans les archives des très bonne idées qui n’aboutissent jamais. Et puis, paf, la voilà cette insomnie faite liquide.
(Si les calculs sont bons, pas moins de 4 ans d’attente ; un jour on aimerait vraiment connaitre le cheminement de sa création en détails !!!). Comme le dit Jeanne, un groupe de privilégiés assistent à sa présentation dans une chambre d’hôtel en marge du salon Esxence à Milan, un compte-rendu de la performance est publié sur un site ami par Evgeniya Chudakova, des photos filtrent. Mais rien qui prépare au choc esthétique que le jus distille.
Un ami malouin annonce que sa parfumerie vient de le recevoir, imaginez, il ne s’est pas écoulé 30 secondes avant que je ne le lui commande ! Vendredi, le colis arrive au laboratoire, et je déballe consciencieusement le petit paquet noir ; non sans faire quelques photos pour partager ça, et avouons-le aussi pour faire bicher un peu les ami-e-s perfumistas :-)Le sobre sachet noir et son étiquette écrue, la boite rectangulaire charbonneuse, et enfin, dans son berceau de papier sombre, la fiasque au petit bouchon de bakélite noire, recelant le jus aux tons de sève.
Sans attendre, dévisser le capot et sentir "au débouché" la potion magique concoctée par Isabelle. Une giclée vive de néroli et le strident du petit grain. J’attrape une mouillette et la plonge dans le goulot. La même montée de fleur d’oranger, amère, jaillissante, irradiante.
Puis elle s’efface et les accents fumés arrivent déjà, en même temps que la verdeur de sève de racines terreuses. L’huile de cade, chaude, goudronneuse et la galbanum crissant tournoient l’un autour de l’autre.
Des note irisées, de carottes fraichement coupées, un iris terreux plus que poudré vient rendre tout ça humain et harmonieux. Et dans cette lumière irréelle vert pâle et grise, la tubéreuse s’avance lentement. Ni camphrée (comme dans Tubéreuse criminelle), ni fruitée (comme le mythique Fracas et ses overdoses de lactones coco/pêche), ni métallique (comme Carnal flower et ses aldéhydes hurlants) la tubéreuse est ici une reine qui marche à pas lents, sûre de sa beauté, sans accoutrement ostentatoire, ni pose de vamp. Elle sait que ce qui fascine le plus chez elle c’est la façon dont elle perce la nuit, sans tapage, incidemment, le minuscule calice posé au haut de la grêle tige diffusant à des distances étonnantes son odeurs narcotique qui s’insinue dans le sommeil des belles endormies et provoque des rêves étranges et troublants, (à ce sujet, relisez le livre de Denyse Beaulieu.) Le parfum chemine alors interminablement avec une constance tranquille dans cette verdeur fumée, qui s’arrondie de notes un peu céleri qui m’évoquent une vieille échoppe d’herboriste. En le portant, le plus surprenant c’est l’extrême puissance du parfum, qui va pourtant de pair avec une extrême délicatesse de l’harmonie des notes. A y bien penser, petit grain, iris, fumée, tubéreuse, terre, tout ça devrait partir dans tous les sens, et pourtant tout se tient de façon si aisée. Comme une assemblée de personnalités aux caractères très affirmés qui cohabitent en bonne entente dans le Parnasse, la créatrice/Apollon ayant orchestré tout cela avec une intelligence du cœur et de la main qui sont bouleversant.
Un détail m’a aussi frappé, ce que j’appelle le "tact" de ce parfum, vous avez peut-être déjà remarqué comment certains parfums ont le tact de se faire oublier lorsque vous goutez un plat, que vous sentez le parfum d’une autre personne, ou l’atmosphère odorantes d’un lieu. C’est pour moi la marque des très grand parfums, ils ont la faculté de vous laisser vivre votre vie olfactive, ils s’effacent un moment et puis reviennent dans toute leur puissance une fois le plat gouté, la personne éloignée, la pièce quittée...
Ainsi cet après midi j’ai traversé une galerie d’antiquaires, en sentant très distinctement toutes les odeurs patinées, suries, poussiéreuses des échoppes, les parfums des autres visiteurs, et en sortant, Nuit de Bakélite est revenue dans toute sa gloire au grand jour, dans les caprices du vent. Isabelle Doyen nous livre là une œuvre majeur de la parfumerie moderne, peaufinées "à l’ancienne" c’est à dire pour moi en équilibrant inlassablement une rencontre de matières jamais encore rapprochées, le tout pour atteindre à une forme olfactive cohérente, au cheminement compréhensible sans intellectualisation, et avec un caractère unique et identifiable entre tous, ce que les parfumeurs appellent "la note". La "note" de Nuit de bakélite c’est la voix d’Isabelle. Quand une parfumeuse livre un travail aussi abouti, il me semble que, sans impudeur, sa personnalité y soit toute entière, immanquablement.
Le coup de génie, c’est le clin d’œil aux créations précédentes de la marque, Bois d’Ascèse et Iris Cendré, qui fait que Nuit de Bakélite trouve une place sans heurt dans l’identité olfactive de Noami Goodsir et marque donc une véritable rencontre artistique entre les deux femmes.
Pour finir, un rapprochement s’impose à moi pour ce parfum qui m’a conquis en une fraction de seconde, je ne saurais encore trop étayer cette filiation de détails concrets, mais dans Nuit de Bakélite, l’irradiation verte, phosphorescente, me semble intimement liée à la lumière, surnaturelle et bleue du Narcisse Noir de Caron.